Le difficile chemin vers l’intelligence collective
Les technologies web 2.0 aident à passer de la veille traditionnelle à l’intelligence collective. Un chantier organisationnel et culturel, comme l’ont expérimenté trois grands comptes.
À quoi peut servir le web 2.0 en entreprise ? A renforcer la fonction de veille en favorisant l’exploitation des données brutes, répondent trois grands comptes français. Il s’agit d’aller au-delà de la récolte d’informations pour l’enrichir, la partager et tendre vers l’explicitation de connaissance. Le pôle innovation de Crédit Agricole SA, la branche R&D d’EDF et Thales Alenia Space ont adopté de nouveaux outils tels les blogs et les wikis. A l’origine de la décision des deux industriels, le contexte économique. « L’arrivée de la concurrence nous a contraints à nous adapter, à innover en permanence, à n’être plus seulement réactif mais proactif », rappelle Aurélie Renard, chef du projet d’intelligence collective Hermès chez EDF. La société Thales Alenia Space évoluait déjà dans un espace concurrentiel, mais elle a dû faire face à la réduction des cycles de fabrication et de commercialisation. Ces deux groupes sont, en outre, confrontés au fameux papy boom. Circonstance aggravante : le départ à la retraite concerne une génération de pionniers qui avait accumulé un fort capital connaissance, que ce soit dans le spatial ou le nucléaire.
Le nombre, un faux problème ?
Les retours d’expérience de ces trois grands comptes montrent que le chemin est loin d’être tout tracé. Le plus difficile étant d’engager la dynamique participative chère au web 2.0. « Sur le net, les forums fonctionnent bien avec, par exemple, 150 000 rédacteurs potentiels sur un sujet », note Jean-Philippe Blanchard, responsable du pôle innovation au Crédit Agricole SA. Dans son service, ils ne sont aujourd’hui qu’une petite dizaine à contribuer vraiment sur la plate-forme collaborative montée avec les outils de Jalios. « Il faut accepter la règle des 1/10/100 : pour un leader de communauté, il y a 10 personnes très motivées et une centaine qui s’intéresse, explique Sylvain Lebosquain, coordinateur marketing et vente chez Thales Alenia Space. Plus le groupe est large et mieux il marche. » Consultant spécialiste dans la mise en place et l’animation de communautés de pratiques, Ronan Delisle estime néanmoins que le nombre n’est pas un obstacle insurmontable : « Une bonne dynamique peut s’enclencher avec seulement deux personnes. » Au bout de deux ans et demi d’expérimentation, EDF peut s’enorgueillir d’avoir créé 4 000 comptes sur sa plate-forme Hermès, dont 1 500 actifs, de compter 90 communautés, 25 000 billets de blogs et 40 wikis en construction. Une première réussite qui ne fait pas oublier à Aurélie Renard et à sa collègue Christine Derouet, en charge du déploiement de Hermès, les difficultés rencontrées et celles qui restent à surmonter.
Les trois entreprises s’accordent pour affirmer que le problème est d’abord humain. La culture du secret et la crainte de perte de pouvoir suite au partage d’informations sévissent encore, y compris dans les équipes de chercheurs. « On ne sait pas qui adhère le plus spontanément, jeune ou vieux, scientifique ou marketing, souligne Aurélie Renard, d’EDF. Il a fallu démontrer qu’il y a moins de risques à partager qu’à ne pas le faire. » Autre écueil auquel a dû faire face l’électricien : la réticence des salariés, même experts, à s’exposer dans un blog. Ils perdent alors tout contrôle sur la diffusion de leurs messages, alors qu’avec la messagerie, ils interviennent dans leur écosystème en ciblant un nombre restreint de personnes bien identifiées.
Mais c’est justement cette diffusion plus massive qui intéresse l’entreprise tout autant que l’enrichissement de l’information brute par une mise en contexte du blogueur. L’exercice est délicat, le blog apparaît à la fois comme outil d’expression personnelle et un outil de publication simplifié. Pour Jean-Philippe Blanchard, du Crédit Agricole, il convient de bien préciser la fonction de l’outil : « Ce n’est plus l’institution qui parle, mais l’expert. Le blog est un espace de liberté avec des billets d’humeur. Il faut être en rupture. » D’ailleurs, sa société, pas plus qu’EDF, n’a pas mis en place de système de validation. Les blogueurs s’expriment en toute liberté, le système s’autorégule.
Faire vivre la communauté
Mais ce n’est pas le tout d’avoir des billets en ligne, encore faut-il encourager les salariés à réagir, ce qui est une autre façon de s’exposer. Pour cela, EDF R&D a dû déployer « un effort de conviction constant », dixit Aurélie Renard. Dans la vision du groupe énergétique, le blog n’est toutefois qu’une étape dans la formalisation de la connaissance. L’objectif est d’aller vers une co-construction du savoir et une connaissance pérenne grâce aux wikis. « On avait imaginé au départ la construction d’encyclopédies, mais les wikis ont aussi servi comme tableau de bord et outil de pilotage pour des projets », s’étonne Aurélie Renard. Ce détournement devrait logiquement cesser avec l'adoption d'un logiciel collaboratif. Les wikis retourneront à leur vocation première, celle de construire le wikipedia d’EDF. Chez Thales Alenia Space, le bon fonctionnement de la communauté a nécessité la nomination d’un animateur. « La dynamique ne va pas de soi », confirme Sylvain Lebosquain. L’industriel a en outre beaucoup insisté sur une règle de fonctionnement essentielle : il n’y a pas d’un côté les fournisseurs d’informations et de l’autre les consommateurs. Chacun doit jouer les deux rôles : « C’est le contrat moral », insiste Sylvain Lebosquain. Néanmoins, il a fallu harmoniser les niveaux hiérarchiques pour libérer la prise de parole.
Etendre le projet à toute l'entreprise
Pour monter ces projets d’intelligence collective, EDF R&D et Thales Alenia Space ont clairement privilégié une approche bottom-up tout en s’appuyant sur un sponsor haut placé dans la hiérarchie. Le directeur R&D pour le premier, le directeur de stratégie pour le second. Ensuite, ils se sont donnés du temps, plusieurs années, ont accepté de se tromper, mais en s’engageant à produire des résultats concrets. Chez Thales Alenia Space, lors de la phase pilote en 2008, a été livrée une première réalisation approuvée par la direction de la stratégie. Dès l’année prochaine, une fois que les processus seront mieux structurés et l’accompagnement des utilisateurs achevé, le projet sera étendu à toute l’entreprise avec la création de nouvelles communautés. A EDF, sur les 4 000 personnes connectées, la moitié vient de la branche R&D et l’autre du reste de l’entreprise. Mais il est bien difficile d’aller au-delà par le simple bouche à oreille. « On risque de s’essouffler en poursuivant dans la démarche bottom-up », analyse Aurélie Renard. Le prototype Hermès ayant fait ses preuves, il faut désormais adopter la démarche inverse pour l’étendre à l’échelle de toute l’entreprise. Le chantier organisationnel est immense.
L’avis du consultant, Ronan Delisle, dirigeant du cabinet Stardust Conseil
Cet outil web 2 est d’abord une extension du carnet personnel et de fait il ne convient pas à tous les services, par exemple commerciaux. Il sert mieux à explorer la technique ou la R&D. Et même dans ce cas, on butte régulièrement sur des processus collaboratifs où tout ne se partage pas. Le dépôt de brevet, par exemple, est nominatif. »
Les gens de la R&D donnent facilement leur avis mais hésitent à faire remonter leurs problèmes, ce qui équivaudrait à afficher leurs limites. Ils ont le sentiment d’être payés pour trouver des solutions. C’est culturel. Toute la scolarité, nous avons appris à ne pas copier sur le voisin, pas à être plus forts ensemble. Il faut une démarche proactive pour inverser cela. »
Trois projets d’avant-garde
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01 Informatique, Avril 2009, En savoir plus
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